« Plaise à Celui qui est peut-être de dilater le coeur de l’homme à la mesure de toute la vie ».
L’Oeuvre au noir (1968); Marguerite Yourcenar
Il y a les moments où je me sens sédentaire. Des instants aux bords bien dessinés. Ce sont souvent ceux qui donnent lieu à des photos souvenirs, des images partageables...
Plus tard, je les regarderai et m’y projetterai, de manière semblable à toute autre personne à qui ces clichés tomberont sous les yeux. Le reflet d’une réalité identifiable, comme une carte d’identité : des visages, des noms, un début, une « date d’expiration ».
Noël en famille, apéro entre voisins, fête de fin d’année avec les collègues, dîner avec mes meilleures amies, sortie en amoureux, événement professionnel.
On pourrait se dire que, dans ces moments, je sais où je suis et que, donc, je sais qui je suis. Je me trouve dans une réalité objective, objectivable tout du moins. Comme en sécurité, « posée » disent les jeunes.
Peut-être que je ne l’étais même pas tant que cela, présente, au moment de la prise de vue ? Où était mon cœur, où voyageaient mes pensées ? Et mon corps : avais-je un nœud dans la poitrine, des vibrations qui m’empêchaient de m’ancrer, une voix tremblante, les yeux qui piquent ou bien le cerveau épars ?
Etais-je vraiment là, entourée, comme bordée, par mes proches ? Mon sourire signait-il un esprit apaisé ?
Plus tard, un soir, seule dans ma chambre, une musique me transporte. Je quitte l’anxiété et la frustration de l’insomnie et me laisse happer par des émotions que j’envisage comme plus vraies que tout. Je redessine l’intensité de mon existence et, là, c’est sûr, je me sens chez moi. Je me sens tour à tour insignifiante, seule, déconnectée, libre aussi, forte, pleine d’amour et d’appétit pour la vie.
Il n’y aura pas de photo pour témoigner de ces instants-là, de ma réalité en cette nuit solitaire, réalité aux contours flous, à l’énergie inattendue et à l’abondance flottante. Celle qui, même pour moi, le sommeil arrivé, sera vite ineffable. Déjà je serai ailleurs, dans le mystère du rêve. Néanmoins, sûrement marquée.
Ces mouvements permanents, d’un état d’esprit à un autre, d’un état de conscience à un autre, sont pareils à des vagues. Ils se dressent et se brisent, viennent à naître et se meurent. C’est moi qui viens à naître et à mourir, j’adviens et je m’en vais, je (me) quitte encore et toujours. Rien de fixe ici. C’est vertigineux. Une lucidité insécurisante en fait : se percevoir vivant car en partance à chaque instant.
Par contre, se sentir vu, être « pris » en photo, voilà une voie pour arrêter ce flux fou ! Enfin c’est carré, descriptible ; beau même, si l’effort y est mis. Scroller des heures pour se remémorer une réalité rassurante, qui, en fait, telle que je la vois sur l’image, n’a jamais existé autrement qu’en s’évanouissant.
Ensuite, à partir du cliché, des mots peuvent venir fixer encore davantage les « instants fragiles ».
C’était trop chouette ! Elle a pris un coup de vieux, dis donc. On a bien parlé avec machin ! Regarde ces deux-là, ils font bien la paire. Tu te souviens comme ça a dérapé ce jour-là ? Qu’elle est belle !
Du discours qui fige, qui dévitalise ? Car, in fine, si nous voulions être fidèles à la vie, nous nous efforcerions de soutenir le flow, de ne rien arrêter par l’image ou les mots ? Or, saurions-nous viables en communiquant uniquement mouvement et transformation ?
J’aime, avec beaucoup d’admiration, certains proches qui vivent, au-delà d’une nuit, dans une réalité qui me fait penser à ce mouvement de la vie. Une réalité dans laquelle les conventions sociales, le langage parfois, tiennent une place autre. En effet, quel sens a encore la classification du temps en minutes, heures et jours si tout bouge, si le « temps passe » ? Je sens que mon proche s’efforce de parler « ma langue » pour se rapprocher de moi quand il me parle de ses arrivées et de ses départs toujours à la minute près : Claire, nous sommes partis à 9h21 et arrivés à l’hôtel à 13h56.
Pourquoi les objets sont-ils assignés définitivement à untel ou à un autre, à telle utilisation et pas à telle autre ? Quel sens fait donc la possession dans un monde de mouvance et de transition, si ce n’est celui d’être un antidote puissant à l’angoisse de (se) perdre ? Ainsi, je comprends bien et j’aime beaucoup, quand je vois mon amie se vêtir spontanément du « manteau de mon frère », « de mon pull », de la « ceinture de ma cousine » et de me tendre « sa robe » en insistant « Claire, c’est ta tenue de Noël ! ». Et pourquoi ne pas utiliser une pâte à tartiner pour agrémenter la soupe aux légumes ? Je découvre que c’est excellent. Les livres de la bibliothèque retrouvent une nouvelle vie, disposés comme cadeaux sous le sapin. J’apprivoise une autre perspective, celle d’un cœur qui se dilate un peu.
Je me dis que, pour un cœur dilaté, peu compte ce qui est autour, car tout existe dedans. Je poursuis d’imaginer dichotomiquement : peines et joies, douleurs et forces, lumière et obscurité. Plus vraisemblablement, il n’y a plus de dehors et de dedans, plus de territoire, mais juste du mouvement. Juste toute la vie.
Plaise…
Claire